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DISCOURS DE JEAN-CLAUDE LEFORT

17 janvier 2019

Lors de la remise de la légion d'honneur à Oscar Castro à l'ambassade de France au Chili

Monsieur l’Ambassadeur, Madame la Ministre,

Mesdames et  Messieurs les élus et les représentants des Corps constitués,

Mesdames et Messieurs,

Chers amis chiliens et français,

Chère Sylvie, Cher Oscar,

Je tiens, avant toute chose, au tout début de cette cérémonie qui nous réunit ce soir, à remercier très chaleureusement l’Ambassadeur de France au Chili, son Excellence Roland Dubertrand. Sans la moindre hésitation, en effet, il a accepté de nous recevoir en ce lieu pour procéder à cette décoration officielle de notre cher Oscar Castro. Ces remerciements sincères s’adressent aussi à toutes ses collaboratrices et tous ses collaborateurs qui ont si bien œuvré pour cette soirée. Merci à vous toutes et tous, du fond du cœur.

C’est une cérémonie très particulière qui nous réunit en ce jour, et cela pour plusieurs raisons.

La première tient à l’esprit et l’univers interne très particuliers de l’homme que nous honorons ce soir. Je dois préciser. Nous pensons tous, ici, qu’Oscar Castro est bien présent avec nous en ce moment. Mais est-ce certain ? Est-on sûr qu’il n’est pas en ce moment même sur un quai de métro parisien à la recherche de son cher Rigoberto – le nom secret de son Dieu – ou bien s’il n’est pas avec son ami Adel Hakim dans ce bar sulfureux dénommé « L’œil de verre » ? Est-on bien sûr, vraiment sûr, que c’est bien Oscar Castro qui est bien présent, là, à côté de moi et non point sa doublure, José Miranda ? Si vous pouvez trancher ce point, vous autres qui êtes présents, eh bien, vous avez bien de la chance car moi je doute. Et malgré cette épaisse incertitude qui m’habite, je dois pourtant prononcer un discours pour lui ! C’est un véritable supplice mental qu’il me fait subir une nouvelle fois.

D’autant que dans tout autre cas que le sien nous pourrions avoir un moyen sûr et certain pour savoir qui est là exactement.

En effet, dans ces circonstances aussi solennelles, nous devrions pouvoir déceler quelques gouttes de sueur perler sur son front. L’émotion devrait se lire au travers ces quelques gouttes, au moins quelques gouttes. Eh bien, il n’en est rien aujourd’hui avec l’homme présent à mes côtés. Vous pouvez tous le constater comme moi. Rien. Pas une petite goutte. Et il n’en est ainsi pour une raison bien étrange : Oscar est Indien et les Indiens ne suent pas !

Si bien que je ne sais toujours pas si c’est bien Oscar Castro qui ne sue pas qui est là ou bien si c’est l’un de ses personnages qui joue son rôle, sans ressentir, du fait qu’il ne soit pas directement concerné, la moindre émotion. Ce qui expliquerait cette absence de la moindre trace de sueur.

Et comme si tout cela ne suffisait pas, il est encore une chose plus troublante.

Figurez-vous que dans son livre au titre tellement limpide… pour lui, un livre qui s’appelle « Après l’oubli, le souvenir » – limpide, n’est-ce pas ! – il se trouve qu’Oscar Castro a déjà écrit et décrit cette cérémonie. Oui, oui, vous entendez bien ! Certes dans son livre cela se passe à Paris. Mais il a déjà une parade : ce livre il l’a écrit en 2011. Cela fait 7 ans. Il a donc une excuse. On pourrait donc lui accorder quelques circonstances atténuantes. Sauf… sauf que dans ce livre le discours de remerciements qu’il doit prononcer ce soir est déjà écrit en intégral ou presque ! Le sien, oui ! Mais pas le mien !

Il est des moments d’étrange solitude, je dois le confesser chers amis, et je vous remercie d’avance pour votre indulgence !

Il ne reste donc qu’une chose à faire : nous résigner à considérer que celui qui est là, et que nous honorons ce soir, est bien Oscar Castro en personne. Si ce n’est pas lui de toute façon ces paroles lui seront rapportées par son Diable à lui qu’il a nommé Nicanor dans la dernière pièce de sa trilogie – « La démocratie de la peur » – la pièce de théâtre qu’il donne en représentation actuellement au Chili. Son Nicanor est partout, surtout là où on l’attend le moins.

J’espère, Monsieur l’Ambassadeur, que toutes les vérifications d’usage ont été bien effectuées à l’entrée car on ne sait jamais avec ce genre de personnes qui sont en réalité des personnages, des professionnels absolus du « mentir-vrai ».

Donc, au vu des circonstances si étranges qui nous enveloppent ce soir, et pour me prémunir au mieux des aléas possibles, je ferai comme Oscar Castro quand il débute sa pièce de théâtre, en vous épargnant toutefois la danse spéciale qui va avec son rituel : j’implore donc tous les Dieux qui veillent sur le Chili pour que tout se passe bien ce soir ! Du moins le moins mal possible !

On pensera peut être que je délire un peu en ce moment, que je suis dans la fantasmagorie ? Eh bien non ! Pas du tout !

Je ne délire pas. Je suis juste et tout simplement en plein ALEPH, du nom de son théâtre qui dit tout d’Oscar Castro et de son œuvre.

Ce nom – Aleph – est tiré du roman de José Luis Borges qui porte précisément ce même nom étrange

ALEPH c’est quoi ? On sait que ce nom est non seulement la première lettre de l’alphabet hébreu mais c’est aussi une figure mathématique et pour Borges c’est un point imaginaire – enfin, normalement il est imaginaire ! – qui réunit en un même endroit et en un même lieu tout le passé, tout le présent et tout le futur.

C’est cela le théâtre d’Oscar Castro et de ses amis qui se résume et se décrit de la sorte avec ce seul nom étrange : ALEPH.

Ce théâtre a une longue existence puisqu’il est né ici, au Chili, tandis que notre ami Oscar, alors jeune étudiant, faisait des études de journalisme. Il fonda ce théâtre en 1968. Il revit aujourd’hui au Chili et c’est une belle revanche sur un passé terrible.

D’emblée Oscar et ses amis situaient ce théâtre dans une lignée très marquée : le Che et son « Soyons réalistes, exigeons l’impossible ! » ; les Beatles avec leur « Come togheter » ; le « Peace and love » qui dit tout en trois mots ; les événements de mai 1968 en France et leur « Sous les pavés, la plage ». Et puis aussi, quelques maudits temps après, ce cri mondialement repris « El pueblo unido jamas sera vencido ». Bref, son théâtre est né sous des auspices qui sont tout sauf neutres. Il s’agissait alors pour ces jeunes chiliens d’ouvrir une nouvelle page du théâtre chilien – un théâtre chilien qui n'était pourtant que récemment créé.

Un vrai challenge mais un challenge légitime car si on n’est pas audacieux quand on est jeune, quand donc le sera-t-on ? Bien que de ce point de vue – il faut qu’il se singularise à tout prix – Oscar défie toutes les lois humaines car jeune il est resté et, pour notre bonheur, il le restera toujours ! Et d’emblée ce théâtre connut une belle renommée en Amérique latine. Il donnait vie à un théâtre-fiesta, subversif, corrosif, plein d’humour et de dérision.

Il reste que, en pareille compagnie avec laquelle il est né, ce genre de théâtre peut plaire mais aussi déplaire. Chacun est libre d’apprécier. Une chose est sûre c’est que cela déplut non pas au public – je l’ai dit – mais à la « pinocheria » qui venait en 1973 de se « putscher » au pouvoir au Chili. Une nuit noire s’abattait alors sur ce beau pays si joliment représenté par Pablo Neruda. Pablo, notre ami, qui devait d’ailleurs nous quitter quelques jours après ce 11 septembre, un 11 septembre dont on ne parle pratiquement plus.

Le régime d’alors saisit les moyens de travail et de représentation de notre cher Oscar et de ses jeunes copains. Oscar continua pourtant et il donna des représentations d’une pièce sans équivoque quant à son contenu : « Al principio existia la vida ».

Ce fut trop – beaucoup trop – pour les putschistes. Ils l’arrêtèrent, direction un des stades devenus camps de concentration.

Pour lui ce fut le camp de Punchuncavi puis celui de Ritoque, tout ceci après être passé par le centre d’interrogatoire terrible dénommé Grimaldi. Tout cela se passait près de Santiago.

C’étaient des temps épouvantables où, comme le chantait Léo Ferré, « On avait mis les morts à table/ On prenait les loups pour des chiens ».

Effroyable époque où l’on coupait à la hache les doigts d’un guitariste ; où de l’Espagne du golpe de 1936 resurgissait comme des effluves du passé l’écho de slogans nauséabonds tels que « Vive la mort » ou bien « A bas l’intelligence ». Des temps où le régime chilien jetait en plein océan des personnes vivantes depuis des hélicoptères, des personnes disparues à jamais.

0360. C’est le numéro qu’on donna à Oscar Castro dans le camp. 0360. Une façon pour les factieux de réduire les êtres humains à un simple chiffre, à leur retirer toute humanité, à les broyer, à les animaliser. 0360.

Oscar trouva en lui les moyens de ne pas tomber dans ce plan morbide et à déjouer ces noires volontés. Il organisa, dans ces camps de concentration, des pièces de théâtre. Le théâtre : son étoile la nuit, son soleil le jour. Des pièces et d’autres moments festifs furent montés tous les vendredis et ils connurent aussitôt un beau succès parmi les prisonniers. Ces moments hebdomadaires attiraient même les geôliers alors que ces pièces et représentations dénonçaient, de manière certes oblique mais nette, la terrible situation d’alors et son responsable principal : Pinochet ! Chacun dans le camp redoublait d’imagination pour la réussite de ces moments peu ordinaires organisés par Oscar, El Cuervo qui s’improvise Maire dans ce camp.

Il s’explique dans son livre sur le sens de ces activités peu ordinaires. Je le cite : « Les prisonniers avaient une consigne qui consistait à ne pas permettre aux militaires de voir notre tristesse. Parce que c’était la seule chose qu’ils attendaient en nous infligeant des humiliations, leur travail psychologique pour nous casser. »

C’est ainsi qu’il survécut à cet enfermement et à cet avilissement : grâce au théâtre. Une autre façon pour lui de dire « Résistance » et de rester humain.

Mais après son arrestation et les camps de concentration, ce fut l’expulsion du Chili et le bannissement de son pays. Il arriva en France, une simple valise à la main. En 1976.

La France se montra ouverte et fidèle à ses valeurs. Elle devait accueillir plus de 15.000 Chiliens chassés de leur mère-patrie. La France devenait pour eux la patrie adoptive.

Tout cela, même si je ne m’y étends pas trop, met en évidence un second aspect très particulier qui plane sur la cérémonie de ce soir. On en conviendra aisément. Cette Légion d’honneur est remise à un survivant et à un témoin direct de cette époque qu’on ne peut pas oublier et qu’on ne voudrait jamais plus voir ou revoir nulle part sur cette planète. Jamais plus.

La France... Paris… Oscar y vient non pas en raison d’un choix véritable hormis la destination mais suite à une décision d’une extrême brutalité. Expulsion… Et bannissement de son pays. La douleur est terrible, immense. On ne sait plus. On ne sait rien. Toute une vie bascule. On espère un retour rapide. Et puis il faut s’y faire et finir par s’en convaincre : cela durera des années… et on ouvre sa valise.

Oscar fut accueilli en France par une très grande dame du théâtre français : Ariane Mnouchkine.

Après avoir continué d’écrire et de jouer des pièces en espagnol – façon pour lui de croire sans doute en un séjour temporaire – il prit la décision de transmettre en français. C’était nécessaire pour lui. Et pour son travail de création. C’était en 1977.

Il écrivait, avec ses amis, une première pièce qu’il transforma assez vite traitant de la situation de l’exilé, une pièce jouée par une troupe de comédiens eux-mêmes exilés. Etant à l’étranger pour deux mois, Ariane Mnouchkine lui prêta son théâtre, « La Cartoucherie de Vincennes ». La pièce d’Oscar, « L’exilé Mateluna », connu un succès immédiat et elle fut présentée dans plusieurs villes de France ainsi qu’à l’étranger.

Gabriel Garcia Marques en personne assista à une représentation et il déclara que c’était « la plus belle pièce sur l’exil » qu’il avait vu.

La graine chilienne prenait racine sur le sol français pour le féconder.

Mais elle développa son tronc, ses ramures et ses fleurs dans un endroit très désertique d’une ville très populaire où Oscar se sentait plus à l’aise qu’à Paris. A Ivry-sur-Seine, dans la région parisienne dans les années 80. C’est là où nous nous sommes connus et jamais quittés depuis.

L’endroit était très spécial car même des poulets couraient pendant le spectacle en picorant des miettes de pain sur le sol en passant entre les jambes des spectateurs. Danièle Mitterrand, alors première Dame de France, vint dans ce lieu étrange qu’il fallut vite mettre aux normes découlant de pareille visite officielle.

Ce lieu fut un lieu d’inspiration considérable pour Oscar. Il multiplia les créations. Et les représentations. La liste est particulièrement longue des pièces qui sortirent de son imaginaire.

Et ces créations, pour lesquelles dès 1982 il reçoit le prix Charles Dullin, attiraient des personnalités françaises très connues du monde du spectacle. Ce fut le cas de Pierre Barouh avec qui il créa toute une série de pièces et de musiques. Sait-on que la dernière chanson enregistrée par Yves Montand est sortie tout droit d’une création d’Oscar Castro et de Pierre Barouh ?

Il s’agit du « Kabaret de la dernière chance », titre de la pièce mais aussi d’une chanson, dont le grand Yves Montand pourra dire que ce fut l’une des plus belles qu’il enregistra. Et là encore, le succès était au rendez-vous et s’organisa une tournée internationale, Jusqu’au Japon où la pièce fut traduite en langue nippone.

C’est aussi l’immense photographe Pierre Doisneau – le fameux photographe du « baiser de l’hôtel de ville » – qui est séduit par ce théâtre au point d’en devenir le Président de 1988 jusqu’à sa mort. Merci Monsieur Doisneau.

La France officielle reconnut Oscar Castro et toute son œuvre jusqu’à l’honorer une première fois. Jack Lang, alors ministre de la culture, lui décerna une belle et significative décoration, celle de « Chevalier des arts et des lettres ». C’était en 1991.

Mais il était temps de changer de lieu – qui lui avait été prêté à titre provisoire – tout en restant dans cette ville d’Ivry si riche de ses habitants. Non sans quelques difficultés, vraiment absurdes, il s’installa dans une vraie salle où il se trouve désormais, depuis 1995, en même temps que lui fut accordée la nationalité française cette même année. C’était une ancienne usine de cartons située rue Christophe Colomb à Ivry. Un nom de rue particulier qui sonne comme une vraie provocation !  

Dans ce lieu moins aléatoire que le précédent, la création théâtrale d’Oscar Castro se multiplia. Au moins une pièce par an. Des représentations suivies de repas chiliens avec vins chiliens et souvent de la musique. Une ambiance très latino-américaine très prisée par le public.

Et d’autres artistes connus jetèrent l’ancre dans ce théâtre, payés comme les autres, c’est-à-dire très peu. Ce fut le cas de Pierre Richard – Le grand blond à la chaussure noire – qui fit escale pendant trois ans. Et une autre tournée internationale s’organisa les conduisant jusqu’en Sibérie.

Et ce n’est pas tout : en même temps Oscar Castro développa un théâtre très original avec des gens sans la moindre expérience artistique. Un théâtre social se mit en place avec des exclus, des jeunes, des gens de divers métiers. Une école ouverte aux jeunes est également disponible. Le théâtre ayant cette vocation de délier et libérer des personnalités enfermées sur elles-mêmes.

Le travail créatif d’Oscar Castro est considérable. Deux lignes le traversent : la fidélité à ses engagements initiaux – changer le monde ou en tout cas le rendre plus humain – et toujours ce style entre mille autres reconnaissables : un théâtre fait de provocation et de poésie, de chorégraphie et de musique. Un théâtre qui dit les souffrances mais aussi l’espoir.

Tout ce travail et ces résultats sont dus à Oscar bien évidemment. Et il est aujourd’hui reconnu par la France comme un « grand » créateur avec cette distinction la plus élevée de notre pays qui lui est décernée, la Légion d’honneur.

Mais cette œuvre n’aurait pu être réalisée sans deux autres éléments essentiels pour Oscar Castro.

Sa femme, Sylvie, avec qui l’harmonie est telle que le contrat que je leur avais demandé de signer, il y a bien des années et dans un lieu au nom devenu tristement célèbre, le Bataclan, ce contrat a été réalisé. Je leur avais demandé, devant une foule nombreuse, de s’engager dans une aventure exceptionnelle : celle de l’amour, avec tout ce que cela induit et suppose. On peut dire que cette aventure a été féconde et réussie au point qu’on ne peut pas détacher Sylvie de cette décoration d’aujourd’hui.

Et puis il y a une profonde meurtrissure : celle de ces temps effroyables que connut le Chili. Car la mère d’Oscar fut parmi celles et ceux qui furent jetés vivants dans l’océan. A jamais disparue. Mais comment l’imaginer puisqu’à l’époque nul ne savait les raisons pour lesquelles elle n’était pas rentrée à la maison. Son mari l’attendra sans bouger, espérant son retour jusqu’à l’ultime instant de sa vie.

Que la couleur qui accompagne cette décoration soit celle des roses que nous envoyons vers ta mère, Cher Oscar, aujourd’hui et en ces moments, ici à Santiago. Je sais tout ce que cela représente pour toi. Et ton choix d’être décoré ici ne doit rien au hasard. C’est aussi ta mère Julieta et ton père, mon cher Oscar, que nous mêlons et associons totalement à cette haute distinction qui t’est attribuée par la République française.

Mais je suis bien long et on s’impatiente dans la salle !

Il me faut donc prononcer maintenant les paroles officielles sans lesquelles cette cérémonie serait nulle et non avenue et te remettre, cher Oscar, cette Légion d’honneur qui t’a été décernée par l’ancienne ministre de la culture, Madame Nyssen, sur sollicitation d’Anne Hidalgo, maire de Paris. Alors voici :

 

« Oscar Castro

Au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Chevalier de la Légion d’honneur »