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discours d'Oscar Castro recevant la légion d'honneur

17 janvier 2019

Ambassade de France au Chili

Allo Santiago, ici Paris. Ce n’est pas un appel téléphonique. C’est le titre du manuel de français que nous utilisions à l’Institut National et que je lisais frénétiquement les veilles de contrôles pour passer en rase-motte au-dessus de l’obstacle posé par Monsieur Osvaldo Arenas, notre cher “Chancho” [Cochon] Arenas, sans savoir que cette phrase “Allo Santiago ici Paris” allait devenir une obsession récurrente durant plus de 40 ans de ma vie.

Le “Chancho” Arenas était un professeur affable, un de ceux qu’on devrait garder chez soi pour ne pas oublier le pays de l’enfance qui nous manque tant. Si affable qu’il était capable de te donner rendez-vous chez lui à six heures du matin pour réviser une dernière fois et réussir le contrôle de français. Si affable qu’un jour il a arrêté son cours pour nous faire une révélation saisissante: "Les enfants, je sais que vous m’affublez d’un surnom". Nous nous regardâmes les uns les autres, entre l’angoisse et le fou rire, fou rire qui se déclencha lorsque le “Chancho” Arenas dit: "Je sais que vous m’appelez "el gordito" [le petit gros]. Un des élèves lança: "Et comment l’avez-vous su Monsieur, Comment ?"

Le Chancho Arenas, ma maison de l’Avenue Inglaterra, le parfum des oranges, les rires des amis… font partie de ces choses qui restent pour toujours au plus profond de l’être.

Ma vie a toujours vogué entre partir et revenir. Je suis parti et je suis revenu tant de fois que je ne sais plus où se trouvent le point de départ et le point de retour. Mais ce dont je suis persuadé c’est qu’avec tous ces allers-retours j’appartiens aux deux patries et ces deux patries m’appartiennent corps et âme, jusqu’aux os.

La première fois que j’ai quitté Colin - que j’ai appelée dans la fiction de mes œuvres de théâtre Maquegua, un village voisin avec un nom théâtral, alors que le Colin de mon enfance était connu avec ce nom peu glamour, comme le village des ânes - j’ai fait mes adieux à ma mère et, au milieu de cette nébuleuse d’allers et retours, c’est le seul événement qui reste inaltérable dans ma mémoire.

La saveur du lait maternel, celle du premier baiser et de la première déception, le premier enfant et la première fois sur les planches, sont trop importants pour les oublier bien que ta patrie t’ait renié trois fois, qu’elle t’ait expulsé et qu’elle ait apposé un L infamant sur ton passeport, un L qui me remplit aujourd’hui de fierté pour tout ce qu’il signifie. Cette lettre L qui m’interdisait à vie de retourner dans l’unique patrie que je connaissais, l’endroit où je suis né, où j’ai rêvé et où j’ai perdu maman à jamais.

Tout ça ne s’oublie pas bien que ta patrie adoptive ait pansé tes plaies, qu’elle ait ouvert ses portes, qu’elle t’ait contraint à ouvrir tes valises et qu’elle t’ait donné des ailes pour voler chaque fois plus haut.

On oublie encore moins quand ta mère, celle qui t’a donné la vie, détenue il y a presque 50 ans, reste à jamais disparue.

Pour tout cela, je vais et je viens, je pars et je reste, je parle deux langues et aucune, je suis d’ici et de là-bas.

C’est un voyage constant, un aller qui ne finit jamais et un éternel retour dans le sens des aiguilles d’une montre comme dans le sens inverse.

Ce ne fut pas un voyage facile et je préfère vous épargner les détails. Mais pour passer chaque épreuve, pour accéder à chaque réussite et pour persister dans chacun de mes rêves, j’ai un talisman infaillible, un secret qui coule dans mes veines, un cheval pour toutes mes batailles : l’enthousiasme.

Vous savez ce que signifie enthousiasme ? Ça vient du grec “entusiasmos” qui signifie détenir tous les dieux de l’univers à l’intérieur du corps. Pas mal ? Hein ? Et jusqu’à ce jour je ne savais pas que j’avais tous les dieux de l’univers en moi. Mais mon ignorance ne m’a pas mal réussi.

Par enthousiasme j’ai été capable d’aborder le recteur de l’Université Catholique, Don Fernando Castillo qui nous a octroyé la salle de Lastarria 90 alors qu’on n’avait pas encore 20 ans.

Par enthousiasme nous avons fait du théâtre sans savoir en faire et nous avons gagné les prix de la critique avec nos premières pièces de théâtre.

Par enthousiasme nous avons contraint Pepe Duvauchelle à diriger notre première pièce, nous avons fait d’Hector Noguera notre mentor et notre ami, nous avons appris de notre maître Eugenio Dittborn et nous avons fait la fête avec Grotowski une nuit à Cordoba.

Par enthousiasme je fus capable, non seulement de supporter la prison mais aussi de rêver et faire rêver des milliers de camarades détenus dans les camps de concentration.

Par enthousiasme je suis arrivé sans rien à Paris où j’ai reformé mon groupe, j’ai fait du théâtre en espagnol où personne ne me comprenait et j’ai fini par construire mon propre théâtre.

Par enthousiasme j’ai travaillé avec Marcel Marceau, avec Ariane Mnouchkine, avec Peter Brook, avec Pierre Barouh, Pierre Richard, Adel Hakim, Claude Lelouch, Mikis Theodorakis, Danielle Mitterrand, Gabriel Garcia Marquez, et tant d’autres maîtres qui m’ont offert leur talent et leur amitié.

Par pur enthousiasme j’ai fait du théâtre n’importe où, n’importe quand, n’importe comment, avec n’importe quoi et n’importe qui. Et c’est ainsi que l’Aleph ne distingue pas le théâtre professionnel du théâtre amateur, entre les acteurs confirmés et les débutants, parce que tous sont partie d’un seul et même spectacle.

Par enthousiasme nous faisons du Théâtre populaire et par enthousiasme nous inventons le Théâtre des Gens et des métiers (TGM) où des personnes qui n’ont jamais fait de théâtre se transforment, après quelques jours intenses et remplis d’enthousiasme, en protagonistes de l’œuvre de leur vie.

Et c’est grâce à l’enthousiasme que j’ai reçu des distinctions et des reconnaissances surprenantes et inespérées. Tout ça pour un travail que j’exerce depuis très jeune pour une raison peut-être trop simple : je ne sais pas faire autre chose, raison pour laquelle il ne s’est pas passé un jour de ma vie sans que je ne fasse du théâtre. C’est ma passion, ma compagnie, ma famille et mon refuge. C’est ma manière d’être dans ce monde et croyez-moi, il n’y a pas plus ahurissant que d’être décoré pour faire ce qui te plaît le plus dans ta vie.

Grâce au théâtre j’ai reçu une distinction qui m’accompagnera jusqu’au jour de ma mort: Étant prisonnier dans le camp de concentration, je fus nommé par mes camarades Maire de la République Indépendante de Ritoque, proclamé comme unique territoire libre du Chili parce que le reste des chiliens étaient otages de la dictature. Avec un frac en lambeaux, un haut-de-forme sans fond et une écharpe présidentielle tricolore délavée sur le torse, j’étais le dépositaire des peines, des joies et des espérances des prisonniers et nous résistions ainsi avec les armes de la culture contre la volonté de nous détruire l’âme.

Je fus, après Luis Corvalán, un des derniers prisonniers à quitter le camp de concentration pour recevoir l’accueil humanitaire de la France, cette France que le “Chancho” Arenas nous avait enracinée dans le cœur. Je me souviens encore de l’accolade de bienvenue que Roland Husson m’a donnée dans le camp de concentration, m’annonçant la nouvelle que la France me recevait et que je sortais sous la protection du gouvernement, Roland Husson, ce formidable et vaillant attaché culturel de l’ambassade de France qui a sauvé des vies et libéré des prisonniers et que nous n’oublierons jamais.

Je suis alors parti, sans autre bagage que les morceaux du pays qui me restaient et une valise remplie d’enthousiasme. Oui, le même enthousiasme qui m’avait amené à créer le théâtre Aleph sans avoir jamais foulé une scène, le même qui m’a poussé à emmener le théâtre dans les lieux où le peuple vivait, le même qui m’a permis d’être heureux derrière les barbelés des camps.

Quand je suis arrivé à Paris, les comédiens du théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine m’attendaient et ils m’ont prêté un petit appartement sous les toits d’où je voyais la tour Eiffel. J’ai voulu prendre une photo de la tour mais on ne la voyait pas en entier car la fenêtre était trop petite. Alors, j’ai pris la tête, puis le milieu et les pieds et j’ai pu coller les trois photos et je me suis dit, voilà le secret de l’exil : savoir recoller les morceaux.

Puis la France s’est chargée de tout me donner. Quand j’écrivais pour rassembler les morceaux, ce qui te reste dans l’exil, on m’a nommé, ce qui était inimaginable, membre du PEN Club de Paris. Imaginez un peu, le troisième chilien après Pablo Neruda et Vicente Huidobro et le premier indien Picunche à entrer dans l’Olympe des lettres françaises.

Ensuite, encore moins probable, on m’a nommé Chevalier des Arts et des Lettres de la République française, une distinction pour les grands de la culture française et moi, le petit indien, avec mon petit théâtre à Ivry sur Seine, la commune communiste qui m’a reçu avec ma famille quand nous sommes arrivés sans rien du Chili.

Une des distinctions qui me plaît le plus c’est celle que m’a octroyée la ville de Corbarieu, qui organise depuis plus de quinze ans au mois de juillet le festival Mediodia de Aleph, dont je suis président d’honneur, qui réunit théâtre, musique et peinture latino-américaine. Ce festival comprend également des activités sportives dont le point culminant est le championnat de pétanque, jeu national français, qui porte le nom de "Challenge Oscar Castro". Imaginez ce que cela représente pour moi qui n’ai jamais su jouer à la pétanque !

Enfin, dans le parc de ce village, les organisateurs du festival ont planté un araucaria venu du Chili qui porte le nom de Julieta, en souvenir de maman.

Je me souviens d’un jeu quand j’étais enfant qui consistait à dire ce qu’on aimerait être si on renaissait. Un disait : moi j’aimerais être un lion ; un autre disait : moi j’aimerais être un cheval… Je ne savais pas que ma mère voulait être araucaria. Et maintenant je suis heureux car je la vois chaque année lorsque je vais là-bas.

Quand on a reçu autant on devrait être blasé. Mais croyez-moi, ce 14 juillet, jour de la fête nationale en France, nous étions en Grèce au pied du mont Pélion, la montagne où les dieux venaient se reposer, et j’ai reçu une nouvelle si incroyable que je n’ai rien trouvé de mieux que de rentrer tout habillé pour m’enfoncer dans la mer Egée, comme "Alfonsina y el mar", cette merveilleuse chanson qui me rappelle toujours maman.

Au journal officiel français, le Président de la République m’avait nommé Chevalier de la Légion d’honneur, la plus grande distinction de l’état français qui m’a été octroyée pour cinquante ans de service comme dramaturge, metteur en scène, acteur et directeur d’un théâtre. En tant que citoyen français j’aurais dû recevoir la décoration en France, des mains d’un Chevalier renommé. Mais je voulais, avec cette distinction, unir mes deux chemins, de départ et de retour. Je voulais que ce cadeau de la France soit aussi un cadeau pour le Chili. Et une fois de plus ma mère adoptive, ma France éternelle a fermé les yeux et a dit Oui.

Contre tout protocole, et grâce à son excellence l’ambassadeur de France au Chili, on m’a permis de recevoir la Légion d’honneur à 11.000 kilomètres de distance, ces kilomètres que le député Jean Claude Lefort a dû également parcourir pour être avec nous ce soir pour me remettre la décoration. Aujourd’hui se trouvent ici la patrie où je suis né et que je n’ai jamais pu quitter et la patrie qui m’a reçu et que je n’abandonnerai jamais.

Maintenant tout est prêt, disposé, comme il faut, mais attention, cette décoration ne marque pas la fin de cinquante ans de vie artistique, c’est le commencement des prochains cinquante ans que j’accomplirai en France comme au Chili avec Gabriela Olguin, directrice du théâtre Aleph Chili et avec une quantité fabuleuse de personnes qui avec enthousiasme a su remonter le théâtre Aleph au Chili, à la Cisterna… Tout cela avec que de l’enthousiasme, que de l’enthousiasme…